Dans l'Eguelshardt du loup

Je jette un coup d’œil dans le rétroviseur. Comment les deux merveilles qu’ont été mes enfants ont pu devenir ces choses décérébrées et molles une fois venue l’adolescence ? 

Incapables de la moindre initiative, ils subissent le défilé de l’existence avec le flegme de la vache qui regarde passer le train. « Vous allez voir, ça va vous faire du bien une bonne balade ! » Concert de soupirs. Dans le miroir du rétro, leur reflet n’a même pas bougé. Heureusement que leur mère, assise à ma droite, me soutient : « Franchement, Pierre, quelle idée de venir dans ce trou paumé. On aurait tout aussi bien pu aller à Gorze ! - Tous les dimanches, on va à Gorze, marmonne l’adolescent avachi sur la banquette arrière. » 

Tu parles. J’essaie d’imposer mon autorité : « On connait toutes les promenades autour de Metz par cœur. Ça vaut le coup de découvrir ce coin de notre département, je pense. On est messins et on ne connaît même pas le Pays de Bitche !  - Je crois qu’ici on dit « Bitcherland », chéri. » 

Passé le panneau qui indique « Route forestière de Hanau », je réalise que nous sommes partis de la capitale depuis déjà une bonne heure et demie… je n’avais jamais réalisé que la Moselle était aussi étendue. Par ici, les maisons et la nature attrapent des couleurs vives : on y va franchement avec le bariolé sur les façades, et avec sa terre rouge pleine de fer, le bleu gris du ciel et des étangs, et ses arbres noirs et verts, la forêt ressemble tout à coup à un paysage de conte. Des couleurs tranchées et franches, ça révèle un certain caractère… Je lève le nez pour voir si l’un des membres de ma famille adorée est prêt à écouter mes réflexions sur le pays que nous traversons, mais elle a l’air perdue dans ses pensées. Le silence s’est fait, chacun regarde la forêt, le front collé à la fenêtre de la voiture. C’est vrai qu’elle en impose, cette forêt, avec ses rochers énormes, ses futaies magiques et ses châteaux posés sur des arrêtes rocheuses comme des incisives de géant.