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GRAND FORMAT - Deux soignantes racontent la crise de l'hôpital public en Isère

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Sarah est devenue infirmière pendant la pandémie, Anna est urgentiste depuis dix ans. Toutes les deux partagent un sentiment d'épuisement et d'abandon du personnel soignant. Avant le premier tour de l'élection présidentielle, elles nous racontent les immenses difficultés de l'hôpital public.

On les a applaudis à 20H tous les jours pendant le premier confinement pour les soutenir dans la lutte contre le coronavirus, Emmanuel Macron les a élevés au rang de "héros en blouse blanche." Des mots qui n'ont pas été suivis par de véritables actes de soutien pour l'hôpital public, estiment beaucoup de soignants comme Anna, médecin urgentiste depuis dix ans et Sarah, devenue infirmière au début de la pandémie.

Avant l'élection présidentielle, alors que vous êtes 7 millions à avoir souligné dans la consultation Ma France 2022 menée par France Bleu que la santé doit être une priorité, ces deux soignantes iséroises racontent leurs conditions de travail et leurs craintes pour l'avenir de l'hôpital public, alors que les équipes sont épuisées par deux ans de pandémie. 

Des soignants épuisés par la crise sanitaire

Même si le plus gros de la crise sanitaire semble être passé, les tensions n'ont pas quitté les services hospitaliers. "On a beau, des fois, être un peu plus calmes au niveau du covid, nos tensions actuelles sont majorées, ça fait deux ans, et l'accalmie pour l'instant, elle n'existe pas" estime Sarah, qui a terminé ses études d'infirmière en tant que renfort covid. "On a tellement une fatigue intense à l'intérieur de nous que finalement, maintenant, la moindre difficulté, qui avant, aurait pu créer très peu de dérangement, va vraiment créer un désordre ou une perturbation au sein de l'équipe, parce que ça fait deux ans qu'on tire sur la corde et qu'on est très fatigués."

On est capable de dire très peu de choses sur le patient parce qu'on n'a pas eu le temps de s'en occuper.

Professionnelle depuis un an et demi, elle partage déjà le même sentiment d'abandon des soignants et d'un hôpital au bord de la rupture qu'Anna, qui travaille dans l'hôpital public depuis dix ans. Face aux manques de moyens, les équipes sont débordées. Sarah assure parfois des entrées de patients "à la chaîne" et a le sentiment de perdre l'aspect humain de son métier. "On se rend compte, à la fin de la journée, quand on fait la relève avec l'équipe de nuit, qu'en fait on est capable de dire très peu de choses sur le patient parce qu'on n'a pas eu le temps de s'en occuper. On les a vus vite fait le soir pour leur donner leur traitement et c'est tout."

Cette situation peut "amener à faire des fautes, à ne pas voir des problèmes" se désole la jeune infirmière. Aux urgences non plus, les équipes n'ont plus le temps de s'occuper correctement des patients. "Les gardes sont devenues intenables. Quand on fait patienter les gens dix heures sur des brancards, qu'ils se dégradent, qu'on récupère des gens vraiment dans des états catastrophiques parce qu'on n'a pas pu les voir avant, quand on fait patienter 24/48H des petits papys sur des brancards, ce n'est pas acceptable" s'énerve Anna. "On a l'impression d'être maltraitants alors qu'on est censés soigner les gens."

On a l'impression d'être maltraitants alors qu'on est censés soigner les gens.

À bout, certains de ses collègues partent pour le privé où les salaires sont meilleurs, ou quittent tout simplement le métier. "On voit tous nos collègues partir petit à petit, médecins, infirmiers ou aides-soignants. On voit partir les supers professionnels avec qui on aime travailler, qui sont compétents, et on est obligés de rapiécer comme on peut un hôpital qui est en train de tomber en ruine."

Un espoir de changement politique rapidement douché

Même si Anna s'est souvent posée la question de partir, elle tient pour l'instant parce qu'elle "croit fondamentalement à l'hôpital public." Elle a envie de "pouvoir soigner tout le monde et pas seulement les gens qui ont de l'argent, qu'il y ait quelqu'un qui puisse s'occuper" de ses enfants ou d'elle lorsqu'ils auront eux-mêmes des soucis de santé. "C'est aussi une équipe, aux urgences on est très soudés. Je pense s'il n'y avait pas les collègues, on ne tiendrait pas et on aurait déjà abandonné."

C'est ce même engagement pour la santé publique qui fait tenir Sarah, alors qu'elle s'est demandée si elle ne devait pas quitter l'hôpital public où elle exerce depuis un an et demi seulement. "On savait que le métier allait être difficile mais on se disait qu'on allait peut-être pouvoir changer les choses, ou que ça allait changer. Finalement, on se rend compte que même en état de crise, il n'y a pas grand chose qui change."

Pourtant, au début de la crise sanitaire, les soignants ont eu une lueur d'espoir quant à un éventuellement changement. Les Français les applaudissent tous les soirs à 20H pendant le premier confinement, et dans ses discours, le chef de l'État Emmanuel Macron les élève au rang de "héros en blouse blanche, ces milliers de femmes et d'hommes admirables qui n'ont d'autre boussole que le soin" et auxquelles il exprime "la reconnaissance de la nation." 

On nous dit : allez, encore un effort ! Mais pour quoi ? Pour qui ? Dans quel sens ? Ça n'a plus de but ! 

"On a eu un espoir sur le plan politique au début du covid, où on a eu l'impression d'être soutenus par les pouvoirs publics. Puis on a vite compris qu'on continuerait à nous utiliser simplement comme des machines et à nous pousser jusqu'au point de craquage" explique Anna, désabusée. "On le voit bien ces dernières semaines, ces derniers mois. On nous dit : allez, encore un effort ! Mais, pour quoi ? Pour qui ? Dans quel sens ? Ça n'a plus de but ! On ne peut plus tenir comme ça."

Parmi les solutions envisagées pour tenter de donner une petite bouffée d'oxygène aux médecins urgentistes : confier certaines de leurs tâches à des infirmiers de pratiques avancées. Mais il faut les former pendant deux ans et l'hôpital public n'a plus de temps selon Anna. "Ce n'est pas dans dix ans qu'il nous faut des solutions, c'est tout de suite, c'est maintenant ! Il y a une urgence vitale pour sauver l'hôpital public, sinon il n'y aura plus personne pour soigner les gens."

Des manifestations, des grèves, mais un sentiment d'impuissance 

La perte de sens dans leurs missions et la dégradation de leurs conditions de travail a poussé des milliers de soignants dans la rue. Partout en France, ils ont manifesté, notamment en juin 2020 suite au premier confinement, et pendant le Ségur, grande concertation emmenée par le gouvernement sur le système de santé. 

Un an plus tard, l'Isérois Olivier Véran, ministre de la Santé, dévoile les propositions. Il annonce 15.000 recrutements dans l'hôpital public, plus de 8 milliards d'euros par an pour revaloriser les métiers de la santé et 183€ nets par mois pour 1 million et demi de soignants dont les infirmiers comme Sarah. Elle n'en a pas encore vu la couleur. "On nous a beaucoup encouragé, demandé de sortir le meilleur de nous-mêmes, de faire ressortir nos valeurs de soignants et de se rappeler que c'est dans ces crises-là qu'on peut être le plus utile à la France" raconte-t-elle un brin agacée de toute cette communication. Elle attendait cette "petite compensation" en signe de reconnaissance. "Quand on nous dit que finalement ça sera dans trois mois, et que dans trois mois, on ne nous donne rien... ça ne nous donne pas forcément envie de continuer." 

Le Ségur a finalement alimenté la colère des soignants plutôt que la calmer. Pour certains, l'obligation vaccinale s'est ajoutée à l'insupportable. Nouvelle vague de manifestations il y a quelques mois, fin 2021, nouveau signal de détresse sur l'état de l'hôpital public. Avec ses collègues des urgences, Anna se pose la question d'y participer, d'organiser comme à Voiron ou Grenoble des minutes de silence autour du slogan "Silence, l'hôpital se meurt", mais pour eux, c'était perdu d'avance. 

Les manifestations pour défendre l'hôpital public et alerter sur son état se sont multipliées en France à l'automne 2021 et au début de l'année 2022 - Illustration à Strasbourg.
Les manifestations pour défendre l'hôpital public et alerter sur son état se sont multipliées en France à l'automne 2021 et au début de l'année 2022 - Illustration à Strasbourg. © Radio France - Noémie Philippot

Il faut que la population se réveille parce que l'hôpital est en train de s'effondrer et c'est pour elle qu'il va y avoir des retombées.

"On a discuté et on s'est dit qu'en fait, on n'avait de toute façon aucun pouvoir. Quelle que soit la méthode qu'on pouvait utiliser, on n'aurait aucune solution pour faire bouger les pouvoirs publics dans notre sens. On est abattus" souffle l'urgentiste. "Les manifestations, ça n'a aucun pouvoir. Les grèves, de toute façon, on met juste notre gilet et puis on va bosser." Quant au soutien de la population, il s'est petit à petit estompé avec le retour progressif à une vie plus normale, "mais là, il faut que la population se réveille parce que l'hôpital est en train de s'effondrer et c'est pour elle qu'il va y avoir des retombées."

Aucune attente du prochain gouvernement

La prochaine mobilisation possible, ce serait dans les urnes avec l'élection présidentielle en avril prochain mais Anna et Sarah sont désabusées. Il est difficile pour elle de s'intéresser à la campagne électorale alors qu'elles se sentent abandonnée par les politiques. "J'ai un peu du mal à les écouter, sûrement parce qu'à chaque fois qu'ils nous parlent, ils nous mentent ou ils nous font rêver" confie Sarah. Elle a du mal à croire que les candidats ont des projets durables dans le temps. "Je pense qu'on va droit dans le mur et que ce soit l'un ou l'autre à la tête de l'État, ça ne changera pas grand-chose."

Je pense qu'on va droit dans le mur et que ce soit l'un ou l'autre à la tête de l'État, ça ne changera pas grand-chose.

"On en vient même à se demander si ce n'est pas une volonté de nous laisser tomber, de laisser le système s'écrouler" renchérit Anna. "Être tellement attentiste face à cette situation qui est catastrophique, ce n'est pas possible que ce soit quelque chose qui ne soit pas décidé, honnêtement. On se demande s'ils ne voient pas ou s'ils attendent que ça s'effondre." Elle n'a donc même plus envie d'écouter les différents candidats. 

"Je n'ai pas d'espoir sur ce qu'ils peuvent nous apporter. Je me dis que les solutions qu'on peut trouver, ce seront des solutions qui viendront de nous, mais est-ce qu'on va encore avoir l'énergie de les engager ? je ne sais pas." Malgré tout, elle est encore prêtre à se battre, "c'est maintenant ou jamais car dans quelques mois, ça sera trop tard."

Toutes les deux iront voter quand même, sans mettre trop de sens dans leur bulletin, mais pour honorer ce droit obtenu il y a 78 ans pour les femmes. Puis elles renfileront leur blouse blanche pour continuer de porter le service public à bout de bras dans les couloirs de l'hôpital.

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