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Cannes et les femmes : une année décisive ?

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Le festival de Cannes qui s’ouvrira mardi 14 mai, comme son jury, seront présidés par des femmes. Pendant longtemps cependant, les hommes ont dominé la compétition.

Seule femme parmi les anciens lauréats de la Palme d'or, Jane Campion au centre, au 70e festival de Cannes, le 23 mai 2017 Seule femme parmi les anciens lauréats de la Palme d'or, Jane Campion au centre, au 70e festival de Cannes, le 23 mai 2017
Seule femme parmi les anciens lauréats de la Palme d'or, Jane Campion au centre, au 70e festival de Cannes, le 23 mai 2017 © Getty - Stephane Cardinale - Corbis

Personne ne peut le nier, le festival de Cannes a évolué. Depuis 2022, et pour la première fois de son histoire, il est présidé par une femme, la présidente de Warner France, Iris Knobloch. En succédant à Pierre Lescure, elle a mis fin à des décennies d’hégémonie masculine. Depuis trois ans, deux Palmes d’or ont été décernées à des réalisatrices : Julia Ducournau en 2021, puis Justine Triet en 2023. Une palme d’honneur sera remise cette année à Meryl Streep. Et c’est une femme, Greta Gerwig, qui présidera le jury de l’édition 2024. Là encore, tout un symbole, puisqu’il s’agit de la co-autrice et réalisatrice du film Barbie.

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Le recadrage de Jane Campion

Le festival a donc changé. Mais cette mutation, quasi existentielle du reste, intervient après des années durant lesquelles la domination des hommes s’est imposée. Il suffit pour s’en convaincre d’analyser les palmarès. Alors que la première édition du festival a eu lieu en 1946, il aura fallu attendre 1993 pour qu’une femme reçoive enfin une Palme d’or. Et encore, une demi-Palme, puisqu’à l’époque, la réalisatrice néo-zélandaise, Jane Campion, qui est récompensée pour La leçon de piano, doit partager son trophée avec Chen Kaige, réalisateur d’Adieu ma concubine.

Lorsqu’elle revient sur la Croisette en 2014, en tant que présidente du jury, Jane Campion ne cache pas son irritation : "Thierry Frémaux (NDLR : le délégué général du festival) nous a dit que seuls 7 % des 1 800 films qui ont été soumis au festival pour la sélection, sont réalisés par des femmes, relève-t-elle. Ce n'est vraiment pas démocratique. Les femmes ne sont pas assez représentées dans cette profession. Excusez-moi, messieurs. Mais c'est vous qui vous prenez la grosse part du gâteau."

Des femmes sous-représentées

Un an plus tard, en 2015, une Palme d’honneur est attribuée à Agnès Varda pour l’ensemble de son œuvre. Mais il faudra attendre 2021 pour qu’une Palme d’or unique soit enfin attribuée à une réalisatrice en compétition, avec Julia Ducournau pour Titane. Puis ce sera le tour de Justine Triet en 2023 avec Anatomie d’une chute. Sur une période couvrant 77 éditions du festival, seuls 97 films réalisés par des femmes ont été sélectionnés pour concourir à la Palme d’or, contre plus de 2 000 pour des hommes. Cette année encore, seuls quatre films de réalisatrices figurent dans la compétition sur les 22 films sélectionnés. La question de la représentation des femmes semble en fait avoir été minorée jusqu’à très récemment. "On ne s'est jamais réellement interrogé là-dessus, reconnaît Jérôme Paillard, ex-directeur du marché du film de Cannes. On publiait pas mal de statistiques. Mais pas sur le nombre de films de femmes ou d'hommes. Parce qu'il n'y avait pas de demande."

Graphique montrant la part de femmes dans le jury et dans les films sélectionnés au Festival de Cannes, entre 1946 et 2023.
Graphique montrant la part de femmes dans le jury et dans les films sélectionnés au Festival de Cannes, entre 1946 et 2023. - Statista

Pour justifier cet état de fait, le délégué général Thierry Frémaux a toujours expliqué que Cannes n’était que le reflet de l’état du cinéma dans le monde. Comme il y a eu très peu de femmes réalisatrices pendant très longtemps, explique-t-il, il y a eu très peu de récompenses féminines. "Nous sommes au bout de la chaîne, précise-t-il en mai 2023. S’il y a de plus en plus de réalisatrices, on n'y est pour rien. Mais quand cela n'était pas le cas, on n'y était pour rien non plus." Selon les chiffres de l’Observatoire de la parité du CNC, en 2023, 27% seulement des films de fiction français ont en effet été réalisés par des femmes. Ce nombre augmente lentement, mais les réalisatrices disposent toujours en moyenne de budgets inférieurs de 25% à ceux attribués aux hommes. 2023 a par ailleurs vu une baisse de la production de films réalisés par des femmes : 64, contre 69 l’année précédente. "Il faut attendre d’avoir un peu plus de recul pour voir si, après le pic de 2022, on progresse encore ou il s’agit d’une tendance de fond", s'interroge Cécile Lacoue, directrice des études au CNC.

La tragédie Maria Schneider

Un rapide examen de l’histoire du festival montre par ailleurs qu’il a toujours été un bon baromètre du rapport entretenu par la société vis-à-vis du sexisme. Jacques Doillon, aujourd’hui accusé de viols et d’agressions sexuelles par Judith Godrèche lorsqu'elle avait 15 ans, y a été primé trois fois. Gérard Depardieu, soupçonné de viols (cinq plaintes pour viols et agressions sexuelles ont été déposées contre l'acteur), a présidé le jury en 1992. Mais il est vrai qu’à l’époque, les accusations aujourd’hui portées contre eux n’avaient pas été rendues publiques.

Le réalisateur Bernardo Bertolucci, reçoit la Palme d'Or d'honneur pour sa carrière des mains du président du Festival de Cannes Gilles Jacob, le 11 mai 2011
Le réalisateur Bernardo Bertolucci, reçoit la Palme d'Or d'honneur pour sa carrière des mains du président du Festival de Cannes Gilles Jacob, le 11 mai 2011 © AFP - VALERY HACHE

En revanche, lorsque le réalisateur italien Bernardo Bertolucci reçoit une Palme d’honneur en 2011, le piège qu’il avait tendu à la comédienne Maria Schneider, 19 ans à l'époque, avec la complicité de Marlon Brando, pour tourner une scène de sodomie qui n'était pas prévue dans le scénario d'un Dernier tango à Paris, avait été révélé depuis longtemps. Or, il est honoré sans que cela ne suscite l’indignation. Maria Schneider, dont la vie a ensuite été une tragédie, semble oubliée. "Le crime est à l'écran. On sait que cette scène de sexe a été, sinon un viol, du moins une embuscade, relève Mathilde Blottière, responsable des enquêtes sur le cinéma à Télérama. Mais personne ne s’en émeut. On a vraiment le parangon du regard masculin. Maria Schneider est décédée deux mois plus tôt. Et Bertolucci n'a pas un mot pour lui rendre hommage." Cette année, le festival présentera Maria, un film réalisé par Jessica Palud consacré à la vie de la comédienne, en marge de la compétition officielle.

La déflagration Weinstein

Signe que peu à peu, les mentalités évoluent, en 2013, le film La vie d’Adèle provoque un débat. Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos évoqueront des conditions de tournage très éprouvantes, des scènes de sexe difficiles à tourner, et un nombre de prises incalculable. La dimension tyrannique du réalisateur (ici Abdellatif Kechiche), commence à être questionnée. Les conditions de tournage, tout comme le profil du cinéaste, s’imposent comme essentiels dans le regard que l’on peut porter sur l’œuvre. En mai 2016, Laurent Lafitte, alors maitre de cérémonie d’ouverture du festival, ironise en s’adressant à Woody Allen, et en faisant allusion aux accusations d’abus sexuel portée par sa fille adoptive (l’affaire a été classée aux États-Unis) : "Cela fait plaisir que vous soyez en France, parce que ces dernières années, vous avez beaucoup tourné en Europe, alors que vous n'êtes même pas condamné pour viol aux États-Unis". L’allusion rendra furieux le réalisateur Roman Polanski, qui avait quitté les États-Unis en 1997 après une condamnation pour viol sur mineure, et dont le nouveau film "The Palace" sortira en France le 15 mai.

Harvey Weinstein et son épouse Georgina Chapman arrivent sur le tapis rouge pour le film "Hands of stone" lors du 69e Festival de Cannes, le 16 mai 2016.
Harvey Weinstein et son épouse Georgina Chapman arrivent sur le tapis rouge pour le film "Hands of stone" lors du 69e Festival de Cannes, le 16 mai 2016. © AFP - Photo12 / Jacky Godard / Photo12

Puis survient l’affaire Harvey Weinstein, pour qui la croisette était aussi un lieu de prédation. "Je l'ai vu plaquer Marion Cotillard à un mur, se souvient Gérard Lefort, critique cinéma à Libération. Elle, qui avait déjà beaucoup de caractère, l'a repoussé très vivement." Pour l’ex-chauffeur de la limousine du producteur américain, Mickaël Chemloul, la légion d’honneur qui lui a été remise en 2012 aurait renforcé son sentiment d’impunité. Une récompense décernée après les cinq oscars décrochés par le film français The Artist dont Weinstein était le distributeur aux États-Unis. "Quand il arrivait au Majestic, tout le monde était en rang d'oignon, raconte-le chauffeur. Applaudissements, courbettes… Weinstein s’est dit : Je suis le roi du monde. Donc la France m'appartient. Je fais ce que je veux ici." Le chauffeur affirme avoir eu une violente altercation avec le magnat alors que ce dernier agressait sexuellement une femme à l’arrière de sa voiture. Il raconte aussi avoir été menacé de mort par Weinstein parce qu’il avait raté un rendez-vous fixé à deux call-girls. Le chauffeur déposera une plainte contre lui en mai 2014. Mais celle-ci sera classée sans suite, faute de témoins, et alors que le suspect a déjà quitté la France.

Un public partagé

En mai 2018, dans la foulée de la condamnation du patron de Miramax à 16 ans de prison (une autre condamnation à 23 ans de prison vient d’être annulée), Thierry Frémaux invite l’actrice et réalisatrice italienne Asia Argento à venir s’exprimer lors de la cérémonie d’ouverture de l’édition 2018 du festival. "En 1997, j'ai été violée par Harvey Weinstein, ici même à Cannes, j'avais 21 ans, lance-t-elle à l’assistance. Ce festival était sa chasse gardée. Parmi vous, il y a ceux que l’on devrait pointer du doigt à cause de leur comportement envers les femmes... Nous savons qui vous êtes, ajoute-t-elle. Et nous n'allons pas vous permettre de vivre dans l'impunité." Ces propos portent en germe la chute de gloires du cinéma qui tomberont de leur piédestal durant les années suivantes.

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Désormais, le milieu cinématographique, comme le public, est partagé. D’un côté, il y a les partisans de l’œuvre en tant que telle. Et ceux qui considèrent qu’elle ne peut être dissociée de son auteur, voire de ses acteurs. On le mesure encore en 2023 lorsque Johnny Depp vient à Cannes présenter le film Jeanne Du Barry réalisé par Maïwenn. Peu avant a eu lieu un procès retentissant aux États-Unis, l’opposant à son ex-conjointe Amber Heard, qui a mis au jour des épisodes explicites de violences conjugales. Lui dérouler le tapis rouge provoque une polémique. Thierry Frémaux précise : "J'ai une seule conduite : c'est la liberté de penser, de parler et d'agir dans le cadre de la loi. S’il avait été interdit à Johnny Depp de jouer dans un film, ou si ce film avait été interdit, on ne serait pas en train d'en parler."

Séduire Hollywood

Pour beaucoup d’observateurs, le festival de Cannes arrive aujourd’hui à un tournant de son existence. Sa nouvelle présidente Iris Knobloch a un profil de femme d’affaire impressionnant. Ex-présidente de Warner France, administratrice de la banque Lazard à New York, du groupe Accor, et pendant trois ans de LVMH, avant de se rapprocher de François Pinault, elle siège dans de nombreux conseils d’administration et préside également la plateforme musicale Deezer. Elle affirme vouloir user de son influence pour renforcer la part féminine de la sélection du festival. "C'est notre travail de faire émerger encore plus de talents féminins, pour que chaque année leur pourcentage augmente", affirme-t-elle.

La directrice Iris Knobloch et le délégué général du Festival de Cannes, Thierry Frémaux, lors d'une conférence de presse à Paris, le 13 avril 2023.
La directrice Iris Knobloch et le délégué général du Festival de Cannes, Thierry Frémaux, lors d'une conférence de presse à Paris, le 13 avril 2023. © AFP - Thomas SAMSON

Autre chantier : réformer le conseil d’administration encore dominé aux deux tiers par des hommes. Les représentants du conseil sont désignés pour un tiers par des institutions gouvernementales (ministère de la Culture, quai d’Orsay, etc.) plutôt ouverts à une réforme, mais aussi par des syndicats, des académies et des organisations professionnelles dont certaines sont plus réticentes au changement. En janvier 2021, une tentative d’introduire la parité a échoué. "Des gens qui ont pris des habitudes ne veulent pas les changer pour laisser leur place à des femmes", déplore Pascal Rogard, le directeur de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD). Selon le producteur Marc Missonnier, administrateur du festival, la nouvelle présidente serait "en train de réfléchir à une réforme des statuts pour faire en sorte que ce puisse être le cas".

Pour le journaliste Alexandre Berteau, du quotidien numérique La Lettre, le mandat d’Iris Knobloch consiste en priorité à servir de passerelle entre Hollywood et Cannes afin de garantir l’attractivité du festival face à la Berlinale, à la Mostra de Venise ou à Toronto. "Elle a fait la tournée des studios américains pour les convaincre de revenir à Cannes, précise-t-il. On le voit déjà dans la sélection officielle de l'édition 2024 où on crie à la gloire du retour d'Hollywood." De fait, Francis Ford Coppola, George Lucas et Oliver Stone notamment seront à l’affiche de l’édition 2024 aux côtés de Demi Moore… Pour Antoine Pecqueur, observateur du mouvement MeeToo musique pour la chaîne Mezzo, Cannes devra entendre le message : "L’édition 2024 est un moment charnière dans l'industrie du cinéma, dit-il. Si les portes se ferment et qu’on reste dans l’omerta, c'est une guerre qui va être déclarée. Et ça va être extrêmement violent."

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